SCÈNE IV.

Don Rodrigue, Chimène.

CHIMÈNE.

[…] Elvire, où sommes-nous, et qu'est-ce que je vois ?

Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi !

DON RODRIGUE.

N'épargnez point mon sang : goûtez sans résistance

La douceur de ma perte et de votre vengeance.

CHIMÈNE.

Hélas !

DON RODRIGUE.

Écoute-moi.

CHIMÈNE.

Je me meurs.

DON RODRIGUE.

Un moment.

CHIMÈNE.

Va, laisse-moi mourir.

DON RODRIGUE.

Quatre mots seulement :

Après ne me réponds qu'avec cette épée.

CHIMÈNE.

Quoi ! Du sang de mon père encor toute trempée !

DON RODRIGUE.

Ma Chimène...

CHIMÈNE.

Ôte-moi cet objet odieux,

Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

DON RODRIGUE.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,

Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

CHIMÈNE.

Il est teint de mon sang.

DON RODRIGUE.

Plonge-le dans le mien,

Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

CHIMÈNE.

Ah ! Quelle cruauté, qui tout en un jour tue

Le père par le fer, la fille par la vue !

Ôte-moi cet objet, je ne le puis souffrir :

Tu veux que je t'écoute, et tu me fais mourir !

DON RODRIGUE.

Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie

De finir par tes mains ma déplorable vie ;

Car enfin n'attends pas de mon affection

Un lâche repentir d'une bonne action.

L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte

Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.

Tu sais comme un soufflet touche un homme de coeur ;

J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur :

Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père ;

Je le ferais encor, si j'avais à le faire.

CHIMÈNE.

Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,

Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infâmie ;

Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,

Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs.

Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage,

Demandait à l'ardeur d'un généreux courage :

Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien ;

Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien. […]

DON RODRIGUE.

Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne :

Il demande ma tête, et je te l'abandonne ;

[…] Attendre après mon crime une lente justice,

C'est reculer ta gloire autant que mon supplice.

Je mourrai trop heureux, mourant d'un coup si beau.

CHIMÈNE.

Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.

Si tu m'offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?

Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ;

C'est d'un autre que toi qu'il me faut l'obtenir,

Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.